Article guerre
Les combats de la raison
Texte n°2
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Article « Guerre»
5 10 15 20 25 30 35 | Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain. Si un chef n'a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n'en remercie point Dieu ; mais lorsqu'il y en a eu environ dix mille d'exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue1, composée dans une langue inconnue2 à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes3. La même chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres : ce qui n'est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles. La religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de comettre des crimes. Une âme bien née n’en a pas la volonté, une âme tendre s’effraye ; elle se représente un Dieu juste et vengeur. Mais la religion artificielle encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière4 de son saint. On paye partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont vêtus d'un long justaucorps noir, chargé d'un manteau écourté ; les autres ont une chemise par-dessus une robe ; quelques-uns portent deux pendants d'étoffe bigarrée par-dessus leur chemise. Tous parlent longtemps ; ils citent ce qui s'est fait jadis en Palestine, à propos d'un combat en Vétéravie5. Le reste de l'année, ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points et par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin6 sur leurs joues fraîches seront l'objet éternel des vengeances éternelles de l'Éternel; que Polyeucte et Athalie7 sont les ouvrages du démon ; qu'un homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus8 de marée9 un jour de carême10 fait immanquablement son salut, et qu'un pauvre homme qui mange pour deux sous et demi de mouton va pour jamais à tous les diables. […] Misérables médecins des âmes, vous criez pendant cinq quarts d'heure sur quelques piqûres d'épingle, et vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos frères, la partie du genre humain consacrée à l'héroïsme sera ce qu'il y a de plus affreux dans la nature entière. Que deviennent et que m'importent l'humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu'une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, et que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis que mes yeux, qui s'ouvrent pour la dernière fois, voient la ville où je suis né détruite par le fer et par la flamme, et que les derniers sons qu'entendent mes oreilles sont les cris des femmes et des enfants expirants sous des ruines, le tout pour des prétendus intérêts d'un homme que nous ne connaissons pas ? VOLTAIRE (1694-1778), extraits de l’article « Guerre » Dictionnaire philosophique portatif (1764) |
1 Il s’agit du Te Deum, chant d’action de grâce et de louanges en latin.
2 Le latin.
3 Faute grossière de langage, emploi de mots inventés ou déformés.
4 Bannière : drapeau, étendard
5 Nom ancien de la Rhénanie, région allemande du Rhin.
6 Fard à joue.
7 Deux grandes tragédies de Racine qui furent au XVIIème siècle condamnées par les partis catholiques dévots.
8 Ecu: ancienne unité de monnaie
9 Marée: (ici) poisson
10 Le Carême est une période de jeûne pour les catholiques, et le poisson doit notamment remplacer la viande.
Article « Guerre »
Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire (1764)
Introduction
Répondant à l’ambition des Lumières de recenser la totalité des connaissances, le dictionnaire offre un support commode à la diffusion des idées nouvelles. C’est un outil privilégié de la pensée au XVIIIème (on pensera bien sûr également au projet de l’Encyclopédie).
Ouvrage passant à l’origine au crible de la raison la religion, le Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire devient en 1764 un instrument de combat par l’addition d’articles défendant les valeurs de progrès, de justice et de tolérance..
Ici, nous sommes en présence d’un extrait de l’article « Guerre » qui dénonce ce qu’il appelait déjà dans Candide la « boucherie héroïque ».
LECTURE du texte
PROBLEMATIQUE :
Quelles sont les cibles de ce texte ?
Autres questions possibles :
Ce texte correspond-il à ce que l’on attend de nos jours d’un dictionnaire ?
Quelle est la stratégie argumentative mise ici en place par Voltaire pour gagner le lecteur à sa cause ?
ANNONCE DU PLAN : nous étudierons dans un premier temps l’utilisation détournée que fait Voltaire du dictionnaire pour dénoncer les horreurs de la guerre. Dans un second temps, nous verrons que la dénoncitation de la guerre est en réalité celle du pouvoir temporel et religieux.
Plan détaillé
- Une utilisation détournée du dictionnaire : une dénonciation des horreurs de la guerre
- Une définition polémique de la guerre
- La présence de l’ironie
- L’utilisation du pathétique
- Une dénonciation du pouvoir temporel et religieux
- Une critique du pouvoir
- Une dénonciation de la religion
Conclusion
Voltaire attaque non seulement la guerre mais aussi plus largement ceux qui mystifient cette dernière. Il condamne alors pouvoir politique et religion qui font de la guerre un outil de violence inhumaine et de fanatisme.
Voltaire, par le ton du phamplet, s’autorise une liberté d’expression qui n’existe pas, selon lui, dans l’Encyclopédie. C’est évidemment aux écrivains de cette dernière que Voltaire pense lorsqu’il accable les « Philosophes moralistes » (l.25). Pour lui, la critique de la guerre doit être un grand combat des Lumières.
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